Le PS a fait une erreur en ne visant que le quotient familial, Rue89, 15 janvier 2012

L'économiste Camille Landais, spécialiste de la fiscalité et des politiques de redistribution, est le coauteur, avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez, d'un livre qui a été lu de très près au PS : « Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle » (éd. Seuil).

Il est chercheur au Stanford Institute for Economic Policy Research, en Californie. Je l'ai interviewé vendredi par téléphone sur la polémique créée autour du quotient familial.

Rue89 : Avez-vous été surpris par la vivacité de la polémique après la proposition socialiste de réformer le quotient familial ?

Camille Landais : Le débat sur le quotient familial a toujours été extrêmement vif en France, mais j'avais l'impression que le débat s'était apaisé depuis un an : beaucoup de gens pensaient qu'il fallait agir pour le réformer. Du coup, oui, j'ai été un peu étonné que l'UMP choisisse de réagir comme elle l'a fait. C'est le jeu politique, bien sûr, mais les gens de l'UMP avancent deux mauvais arguments :

  • le quotient familial serait la pierre angulaire de la politique familiale ;
  • le quotient expliquerait les chiffres dynamiques de la natalité française.

Les deux sont faux. Sur le premier point, le quotient familial représente une part minime de la dépense des familles en France. Les gens oublient toujours toutes les autres mesures, beaucoup plus importantes : les prestations, les mesures familiales des retraites par exemple.

Nous avons, avec Antoine Bozio et Gabrielle Fack, chiffré dans une étude la politique familiale et le résultat était frappant : le quotient représentait une part minime des transferts vers les familles [11 milliards d'euros, sur un total de 84 milliards d'euros, ndlr].

Il ne faut pas oublier les prestations familiales, les prestations liées aux congés parentaux, les dépenses pour l'accueil des plus petits, l'action sociale... Il faut arrêter de dire que « la politique familiale française, c'est le quotient familial » .


Chiffrage de la politique familiale par domaines (2005) (Camille Landais, Antoine Bozio et Gabrielle Fack)

L'autre argument, selon lequel le quotient familial expliquerait la solidité de la natalité en France n'est pas plus juste. Je vous renvoie à l'étude que j'ai faite en 2003 sur le sujet. Si on a une forte natalité, c'est d'abord parce qu'on a des crèches, des prestations à la petite enfance, des aides aux congés parentaux... Si vous distribuez l'argent du quotient familial d'une autre manière, vous n'affecterez pas la natalité !

Le PS a-t-il pas été maladroit dans sa présentation de son projet ?

L'idée du PS n'est pas du tout de retirer de l'argent à la politique familiale, c'est de remplacer le quotient familial par une prestation qui serait forfaitaire [une somme fixe par enfant, ndlr]. Dans le bouquin sur la « révolution fiscale », on avait proposé une réforme plus ambitieuse, qui serait de remplacer non seulement le quotient familial mais aussi toutes les autres prestations par quelque chose de forfaitaire.

Il se trouve que les prestations sont plafonnées, mais pas le quotient familial. Le PS a peut-être fait en cela une erreur stratégique : en ne visant que le quotient familial, leur réforme a des conséquences importantes sur les familles des classes moyennes. L'UMP avait alors beau jeu de sortir des cas-types de familles très affectées. Notre proposition, en revanche aurait permis d'éviter cela : c'est toutes les prestations, plafonnées ou non, qui auraient été transformées en une prestation forfaitaire par enfant.

Le système du PS est plus redistributif que le vôtre...

Oui, c'est vrai. Notre réforme aurait été plus neutre. Mais il ne faut pas s'étonner des réactions que leur proposition a rencontrées. La droite a produit des simulations montrant que des familles des classes moyennes supérieures étaient pénalisées, et le PS ne les a pas contestées.

Le quotient familial est-il ce qui mine le plus la progressivité de l'impôt sur le revenu, c'est-à-dire le principe selon lequel l'effort contributif doit être proportionnellement plus grand pour les riches que pour les pauvres ?

Ce qui mine la progressivité de l'impôt sur le revenu, c'est surtout qu'on a sorti du barème quasiment tous les revenus du capital. Et le fait qu'un tas de revenus du capital échappent littéralement à l'administration fiscale.

Le quotient familial, en revanche, fait partie des choses qui minent le consentement à l'impôt. Car personne ne sait exactement comment il marche et quels sont ses effets sur la redistribution. Ce que vous recevez pour un enfant dépend à la fois de votre revenu (plus il est haut, plus le gain est fort) et du rang de cet enfant dans sa fratrie... Les gens perdent de vue que le quotient familial profite bien plus aux gens aisés qu'aux autres.

Je pense qu'il est normal de tenir compte des charges de famille dans l'imposition. Mais le quotient familial n'est franchement pas le meilleur moyen d'y parvenir. Le fait qu'on soit le seul pays à le conserver en dit assez long.

Ne pensez-vous pas que l'émotion soulevée tient aussi à l'angoisse actuelle des classes moyennes ?

Oui, c'est évident. Les gens sentent que l'année 2012 va être catastrophique en France, avec des plans sociaux à tout va. On est au tout début d'une augmentation importante du taux de chômage. Et il est politiquement facile de jouer sur ces peurs.

Deux autres débats fiscaux se sont invités dans la campagne : la TVA sociale et la la taxe Tobin. Que pensez-vous de ces deux idées poussées par l'UMP ?

L'idée de la TVA sociale part d'une bonne intuition : il est absurde de faire reposer sur le seul travail le financement de politiques qui concernent tout le monde (santé, famille, etc.). Mais il est encore plus absurde de dire « ah ben on va faire un truc génial, on va basculer tout cela sur la TVA », alors qu'on peut faire beaucoup mieux, basculer ces financements sur la contribution sociale généralisée (CSG), qui a une assiette encore plus large !

La TVA touche seulement la consommation ; la CSG, elle, touche tous les revenus, y compris ceux du capital. Basculer vers la CSG serait plus juste, plus efficace et surtout bien moins dangereux dans la conjoncture actuelle : on risquerait moins de casser la croissance. Je m'étonne que le PS n'ait pas riposté en proposant cette solution alternative.

Pour ce qui est de la taxe Tobin, c'est une blague. Sarkozy lance un ballon d'essai, mais il ne le fera pas. C'est une taxe techniquement très difficile à mettre en place. En l'absence de toute concertation internationale, dans l'urgence, cela me semble impossible à mettre en place.