Une étape de plus dans la fumisterie fiscale, Libération, 25 août 2011

Par CHRISTIAN LOSSON, LUC PEILLON

Camille Landais est économiste à l’Institute For Economic Policy Research de l’Université de Stanford, en Californie. Spécialiste de la fiscalité, il est notamment le coauteur, avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez, de l’ouvrage Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle (éditions du Seuil). Entretien.

Les propositions de François Fillon vous semblent-elles «justes» fiscalement ?

Sans surprise, les effets d’annonce de la taxe sur les hauts revenus cachent la forêt de mesures qui vont venir peser plus durement sur les bas salaires et les revenus les plus faibles. C’est une étape de plus dans la fumisterie fiscale.

La taxe de 3% annoncée sur les très hauts revenus tient-elle de l’écran de fumée ?

Les recettes d’un tel impôt seront anecdotiques (de l’ordre de 200 à 300 millions d’euros, à comparer aux 1,6 à 2 milliards d’euros de baisses d’impôts pour les très grosses fortunes engendrés par la réforme de l’ISF). Cela tient de l’annonce politique. Mais taxer les riches, en France ou ailleurs, ne réglera pas le problème des finances publiques, qu’il faudra à terme rééquilibrer. Les 1% les plus riches représentaient en France 9% de l’ensemble des revenus en 2006, sans doute de l’ordre de 10% aujourd’hui. Aux Etats-Unis, ils représentent 17% de l’ensemble des revenus. C’est une petite réserve fiscale, mais pas de celles qui permettraient de financer nos écoles, nos hôpitaux, nos services publics. Je suis en revanche consterné, quoique pas surpris, par la stratégie de créer un prélèvement supplémentaire, une taxe ad hoc, sur ces très hauts revenus. On a déjà au moins cinq ou six impôts sur le revenu différents en France. Au-delà du choix électoraliste, quelle est la justification de créer une nouvelle taxe plutôt que d’ajouter une tranche supérieure marginale sur l’impôt sur le revenu ? C’est un signe de plus de la mort de l’impôt sur le revenu, déjà contourné par la multiplication des niches fiscales et dont le rendement n’a cessé de diminuer depuis vingt-cinq ans.

Ne vaudrait-il pas mieux remettre complètement à plat l’impôt sur le revenu ?

Primo, les Français ne feront des efforts en commun que s’ils ont le sentiment d’avoir des règles claires, lisibles et équitables, et non pas une addition de strates, dont tout le monde a le sentiment diffus qu’elles profitent, in fine, plus aux autres qu’à soi. Deuxio, parce qu’on ne trouvera pas des réserves fiscales conséquentes sans une refonte complète de l’imposition des revenus qui rééquilibre taxation des revenus du capital et taxation des revenus du travail.

Quel «boulet» fiscal pèse le plus sur le gouvernement ?

L’ensemble des niches fiscales votées depuis 2007 pèse très lourd dans la balance. Qu’il s’agisse des exonérations sur les heures supplémentaires qui aggravent le chômage, de la déduction des intérêts d’emprunts, de la niche Copé, de la TVA réduite dans la restauration, il est clair que le gouvernement s’est privé des dizaines de milliards d’euros de ressources, pour des niches dont on savait d’emblée qu’elles seraient inefficaces économiquement.

Faut-il revenir à des tranches d’impôt confiscatoires ?

On peut aujourd’hui augmenter la progressivité de l’impôt dans le cadre d’une refonte globale du système d’imposition sur les revenus. Il y a plusieurs justifications à cela. D’abord, en termes de pure efficacité, nous sommes mieux armés aujourd’hui pour dire que certaines rémunérations ne correspondent pas à un fonctionnement efficient des marchés, et que l’impôt sur le revenu progressif peut être une partie de l’arsenal de politiques publiques pour corriger ces défaillances. Ensuite, en termes d’équité, le système fiscal dans son ensemble (tous impôts confondus) est devenu régressif au sommet de la distribution des revenus, et il n’est pas choquant de demander aux très riches de participer à l’effort fiscal au moins autant que les autres citoyens.

Maintenant, quels taux précisément ?

C’est aux citoyens de décider, tout en gardant en tête les impératifs que nous impose notre place en Europe dans un marché intégré du travail et des capitaux. Notons toutefois que la France est restée plutôt timide sur cette question de progressivité, contrairement à ses voisins. En Grande-Bretagne, le taux marginal de l’impôt sur le revenu est de 50%, et de 45% en Allemagne, contre 41% en France. Notons également que l’impact des écarts de taux d’imposition sur la mobilité du travail très qualifié tend à être surestimé.

Comme l’ont montré nos travaux avec Emmanuel Saez et Henrik Kleven sur les footballeurs en Europe, les joueurs sont sensibles aux différentiels d’imposition entre pays dans leur choix de club, mais pas au point de nous ôter toute liberté dans le choix de nos taux marginaux en nous forçant à nous aligner sur les pays aux plus bas taux. On pourrait surtout profiter de l’occasion pour progresser vers une harmonisation de la taxation des très hauts revenus en Europe, à la fois sur l’assiette mais aussi sur le taux d’imposition. Et avec un taux marginal élevé, mais guidé par une recommandation européenne, qui pourrait prévoir une fenêtre avec un minimum et un maximum.

Que pensez-vous des propositions du PS et des différences entre les candidats ?

Le Parti socialiste gravite autour d’un consensus mou. Cela fait vingt-cinq ans que le PS parle de repenser fondamentalement la fiscalité sans jamais rien changer de façon radicale. Une partie conservatrice du PS reste incapable de trancher sur les points durs de cette réforme. Faut-il adosser l’impôt sur le revenu à la CSG ou le contraire ? Faut-il maintenir un quotient conjugal pour ne pas se mettre à dos les associations familiales ? Sans propositions précises sur ces points durs, je ne crois pas que le dossier de la réforme fiscale soit susceptible d’avancer…