Attention à l'illusion fiscale, J. Peyrelevade, Le Figaro, 21 mars 2011

Article original

"Pour une révolution fiscale", de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, est un livre ambigu. Sa recherche d’équité est louable, qui conduit à comparer au sein des ménages la situation des riches et des pauvres. Mais le même ouvrage, au prix d’une ou deux acrobaties intellectuelles, fournit malheureusement une caution pseudoscientifique à l’un des plus vieux fantasmes de la gauche : les revenus du capital seraient largement détaxés en France, au point qu’il suffirait de les imposer comme les revenus du travail pour réduire la pression fiscale sur la grande majorité de la population.

Où est l’erreur ? Dans le fait que l’analyse porte sur le capital et le travail, non sur les contribuables eux-mêmes. Capital et travail sont deux concepts abstraits, certes fort utiles à qui veut comprendre les mécaniques de la croissance. Ces deux facteurs de production sont mis en oeuvre, à des degrés divers, par tous les acteurs de la vie économique : entreprises, ménages et administrations. Mais jamais l’un ou l’autre n’a rempli de déclaration d’impôt ni reçu un commandement à payer : ils ne sont ni l’un ni l’autre incarnés.

Pour une raison évidente : les contribuables sont nécessairement des personnes, pas des concepts. Ceux qui payent l’impôt sont soit les entreprises, soit les ménages. Qui paye quoi ? Le livre n’en dit rien. Affirmer, comme le font les auteurs, que « la distinction entre impôts acquittés par les ménages et impôts acquittés par les entreprises n’a aucun sens » enlève à la thèse qu’ils défendent l’essentiel de sa plausibilité.

La faute de raisonnement est manifeste. Ce ne sont pas les ménages qui sont la source de la compétitivité de l’appareil productif (même s’ils y contribuent), mais les entreprises. Surtout, et de manière décisive, en économie ouverte.

Toute réforme fiscale doit donc répondre à deux questions successives. Premièrement, les charges publiques qui pèsent sur nos entreprises sont-elles économiquement fondées, exagérées ou pas en comparaison de ce que payent leurs concurrentes des pays étrangers ? Deuxièmement, une fois les richesses produites distribuées aux ménages, l’imposition de ces derniers est-elle équitable entre riches et pauvres, équilibrée entre revenus du travail et du capital ? Fondre les deux questions en une seule, c’est fabriquer de la confusion, donc encourager la démagogie.


Or les prélèvements obligatoires sur nos entreprises sont les plus élevés d’Europe : croissants sur longue période, ils se montent, charges sociales comprises, à 17 % du PIB, soit six points de plus que la moyenne des pays de la zone euro, et presque le double de l’Allemagne. Situation unique : hors impôts indirects, les entreprises sont de plus gros contribuables que les ménages (17 % contre 15 %), moins sollicités que partout ailleurs en Europe.

D’où deux conclusions intermédiaires : les entreprises françaises subissent déjà un tel niveau de contribution aux charges publiques qu’un alourdissement éventuel compromettrait un peu plus une compétitivité déjà très dégradée. Les prélèvements qu’elles subissent sont principalement assis sur le facteur travail : le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas de leur fait. Il serait certes souhaitable d’alléger cette ponction. À condition de ne pas la remplacer par une autre charge, sur les mêmes entreprises : on n’y gagnerait rien, bien au contraire.


Passons aux ménages, en dénonçant au passage quelques autres manipulations. Leurs revenus financiers sont artificiellement gonflés de plus de 100 milliards d’euros (cinq points de PIB) ! Les intérêts perçus sont calculés brut, sans aucune déduction pour les intérêts versés. Et surtout les loyers encaissés sont, comme en comptabilité nationale, majorés des loyers virtuels que les propriétaires occupants sont censés se verser à eux-mêmes et qui se montent à 70 % du total.

Nos auteurs nous disent que le taux d’imposition global des revenus du travail est de 48 %, en comprenant dans cette évaluation les charges sociales payées par les entreprises. Une fois corrigés, leurs propres chiffres conduisent à un prélèvement sur les revenus du travail des seuls ménages qui n’est plus que de 34 %. On sait (Conseil des prélèvements obligatoires) que le taux d’imposition des revenus du capital est, toujours pour les ménages, de l’ordre de 16 %, ce qui représente des recettes d’environ 25 milliards d’euros (1,4 % du PIB). Supprimons toutes les exonérations (livret A, épargne-logement, PEA, intérêts capitalisés sur les contrats d’assurance-vie, plus-values immobilières et mobilières) et doublons le taux d’imposition des revenus du capital pour le porter à celui des revenus du travail : on aura gagné 25 milliards d’euros.

Ce n’est certes pas avec de telles recettes qu’on réglera les problèmes de déficit public de notre pays. Encore moins produire une « révolution fiscale » qui permettrait d’abaisser les impôts de 97 % de la population.

 

Éléments de réponse

Jean Peyrelevade a consacré à notre livre un article dans le Figaro ainsi qu’un billet sur son blog. Nous le remercions vivement pour ses commentaires, et pour son soutien: “J’aime beaucoup les propositions de Piketty”, dit-il sur son blog. Néanmoins, il nous reproche également, à tort, de fonder notre exposé sur des chiffres faux. Son argumentaire repose malheureusement sur des erreurs assez grossières et trop souvent commises dans le débat public sur la fiscalité. C’est pourquoi il nous semble utile d’y apporter quelques réponses.

Erreur #1: “Ceux qui payent l’impôt sont soit les entreprises, soit les ménages.”

Non, les entreprises ne “paient” pas d’impôts. Nous regrettons beaucoup que nombre de nos concitoyens, parmi lesquels Monsieur Peyrelevade, aient encore des difficultés avec le concept le plus élémentaire en matière de fiscalité, celui d’incidence fiscale. Evidemment, au sens propre, les entreprises envoient bien des chèques a l’administration fiscale, mais dans les faits, ce ne sont pas elles qui supportent le poids économique de l’impôt. “Pour une raison évidente : les contribuables sont nécessairement des personnes”: c’est Jean Peyrelevade qui le dit lui-même! L’incidence fiscale est le concept clé qui permet de comprendre que celui qui écrit le chèque à l’administration fiscale n’est pas nécessairement celui qui supporte le poids réel du prélèvement. Pour un exposé simple et clair du principe d’incidence fiscale, nous renvoyons à cet excellent billet du blog Ecopublix. L’intuition est pourtant simple à comprendre: si vous augmentez un impôt formellement payé par une entreprise (au sens où c’est l’entreprise qui envoie le chèque au fisc), disons l’impôt sur les sociétés par exemple, est-ce vraiment l’entreprise qui “paie”? Non! Ceux qui vont supporter le poids économique du prélèvement sont soit les salariés, soit les consommateurs, soit les propriétaires de l’entreprise. En effet, l’entreprise peut soit diminuer les salaires, de manière a maintenir son niveau de profit, et dans ce cas ce sont les salariés qui vont supporter le poids de l’impôt. Elle peut également maintenir les salaires inchangés, mais augmenter son prix afin de maintenir son taux de profit, et dans ce cas ce seront les consommateurs qui supporteront le poids de la taxe. Si elle ne diminue pas les salaires et n’augmente pas les prix, alors, le profit va baisser, et donc le revenu des propriétaires de l’entreprise va diminuer, et ce seront ces propriétaires qui supporteront le poids de l’impôt. On le voit bien, donc, l’impôt ne peut être payé que par des ménages! Et non par les “entreprises”.

Erreur #2: "Les charges sociales sont payées par les entreprises".

Monsieur Peyrelevade nous accuse d’utiliser des chiffres erronés parce que nous incluons les charges sociales (part patronales et salariales) dans l’ensemble des prélèvements pesant sur les revenus du travail. Il faudrait selon lui comptabiliser les charges sociales comme des impôts pesant sur les entreprises. Un fois de plus, Jean Peyrelevade se laisse abuser par sa méconnaissance du principe de l’incidence fiscale. Evidemment, les entreprises ne supportent pas le poids des cotisations sociales: seuls les ménages en supportent vraiment le poids économique. Reste à savoir qui des salaries, des consommateurs ou des propriétaires du capital de l’entreprise subissent vraiment in fine le poids des cotisations sociales. Toute l’évidence empirique dont nous disposons sur l’incidence des cotisations sociales indique que ce sont bien les salaries qui paient les cotisations sociales, qu’elles soient patronales ou salariales, au travers d’une baisse de salaire. Il est donc tout à fait légitime d’attribuer le poids économique des cotisations sociales aux revenus du travail. Nous renvoyons une fois de plus, pour un exposé limpide et succinct, à cet autre excellent billet du blog Ecopublix.

Erreur #3: "Il faut exclure les loyers fictifs de l’analyse de la richesse nationale".

Monsieur Peyrelevade écrit: “Piketty et consorts, suivant les errements de la comptabilité nationale, comptabilisent en revenus réels les loyers fictifs que les ménages propriétaires-occupants sont censés se payer à eux-mêmes !” Il entend ensuite corriger nos chiffres de ces loyers fictifs et obtient évidemment des taux de prélèvement sur le patrimoine et les revenus du patrimoine bien supérieurs aux nôtres. Malheureusement, il commet là une erreur grossière, qui consiste à croire que, puisqu’ils ne sont pas matérialisés, les loyers fictifs doivent être exclus du calcul et de l’analyse du revenu national. Pourquoi est-il au contraire impératif de les inclure dans le calcul du revenu national? Un exemple très simple permet de s’en convaincre: imaginons deux pays, disposant chacun du même stock de maisons, chaque maison ayant la même valeur. Dans chacun de ces deux pays, chaque habitant possède une maison. Toutefois, dans le premier pays, chaque habitant vit dans la maison qu’il possède, tandis que dans le second pays, chaque habitant vit dans la maison de son voisin et lui verse un loyer, tout en recevant un loyer en retour. Le second pays est-il plus “riche” que le second? Non, évidemment! Mais si l’on suit Monsieur Peyrelevade, et que l’on ne comptabilise que les loyers effectivement versés, le second pays possède un revenu national supérieur au premier! Pour rétablir la vérité, on le voit bien, il faut comptabiliser pour le premier pays les loyers fictifs que les propriétaires se versent à eux-mêmes. C’est précisément ce que fait la comptabilité nationale, et nous suivons évidemment dans notre livre la même approche. Plus généralement, notre approche du revenu national part des chiffres de la comptabilité nationale car elle permet de tenir compte des secteurs non marchands (production domestique, service de logement, etc.) de manière à estimer la richesse nationale tout en étant neutre vis-à-vis des choix opérés par les ménages (travailler dans le secteur marchand ou non marchand, louer son appartement ou en devenir propriétaire, etc.). Cela fait désormais plus de 70 ans que les systèmes de comptabilité nationale se perfectionnent pour parvenir à des mesures aussi efficaces que possibles de la richesse nationale. Certes, c’est un exercice extrêmement compliqué, et nous ne prétendons pas que la mesure du revenu national soit parfaite. Mais elle évite toutefois les erreurs les plus grossières communément opérées dans le débat public, et nous n’avons rien trouvé de mieux pour l’instant! Si Monsieur Peyrelevade souhaite faire des propositions permettant de transformer radicalement les comptes nationaux de tous les pays développés, libre à lui - mais cela lui demandera un peu plus de travail que d'écrire un billet sur son blog.

Pour ce qui nous concerne, nous mettons à la disposition de tous l'ensemble des programmes et fichiers que nous avons utilisés et constitués, et en particulier l'ensemble des tableaux issus des comptes nationaux qui nous ont permis de calculer les taux moyens d'imposition du travail et du capital. Si Monsieur Peyrelevade a des améliorations à apporter à ces calculs, qu'il mette en ligne ses programmes, fichiers et tableaux! Nous avons hâte de le lire.

Erreur #4: "En alignant la taxation du capital sur le travail, on peut gagner 25 milliards"

Finalement, le plus étonnant dans les positions de Monsieur Peyrelevade à notre sujet, c'est qu'il semble plutôt "aimer" nos propositions (c'est en tout cas ce qu'il affirme, sans plus de précisions...mais alors pourquoi tant de hargne?). Et le plus étonnant de tout, c'est qu'il est en réalité beaucoup plus optimiste que nous sur les recettes supplémentaires qu'il est possible de prélever sur les revenus du capital. Après avoir longuement expliqué que nous exagérions l'importance des revenus du capital, il finit par conclure qu'en alignant la fiscalité des revenus du capital et du travail, il est possible de gagner 25 milliards d'euros de recettes supplémentaires.

M. Peyrelevade semble tenir cette somme pour quantité négligeable. Mais il s'agit en réalité d'une somme considérable, très supérieure selon nous à ce qu'il est possible de prélever sur les revenus du capital, et en tout état de cause très nettement supérieure à ce que nous proposons dans notre réforme fiscale. La réforme que nous proposons, qui se fait à prélèvement global constant, conduit à un transfert d'environ 15 milliards d'euros entre les 3 centiles supérieurs de la hiérarchie des revenus et les 97 centiles inférieurs. Sur ces 15 milliards de transferts fiscaux entrainés par la réforme, seul environ un tiers (5 milliards d'euros) correspond à la taxation accrue des revenus du capital. Cela est écrit noir sur banc en p.93 de notre livre, et chacun peut vérifier (et le cas échéant améliorer) l'ensemble des calculs menant à ces chiffres en consultant les programmes et fichiers disponibles en ligne. Il est dommage que M. Peyrelevade n'ait manifestement pas jugé utile de nous lire. Cela aurait permis un débat moins polémique et plus constructif.