Thomas Piketty est socialiste, il a été le conseiller économique de Ségolène Royal, et il est membre actif du PS. Qu’il prône le socialisme, rien de plus naturel. Le problème est que l’opération à grande échelle qu’il vient de lancer par un livre et un site Internet, qui visent à donner des justifications pseudo-scientifiques à une «révolution fiscale», entendez par-là à une nouvelle et drastique augmentation générale des impôts, suscite des réactions favorables jusque dans l’actuelle majorité. Or il me semble que celle-ci a reçu de l’électorat, en 2007, le mandat de défendre les libertés contre la socialisation rampante de la France. Certaines vérités philosophiques doivent donc d’urgence être rappelées.
L’analyse de Piketty se veut claire et pédagogique dans le ton, nuancée et ouverte sur le fond. En réalité, elle repose sur une série de présupposés idéologiques extrêmement naïfs et irrationnels.
Premier présupposé. Il serait à la fois impossible et inopportun de réduire les dépenses publiques en France. «Pour l’essentiel, nous prenons comme donnés la structure des transferts et les dépenses publiques actuellement en vigueur en France et le niveau global des prélèvements obligatoires nécessaire pour les financer» (p. 41). Donc 50% d’impôts, c’est parfait! De quoi les Français se plaindraient-ils, puisqu’ils ont des services publics impeccables, qu’il n’y a aucun gaspillage, et qu’ils n’utiliseraient pas mieux leur argent si on les laissait en disposer librement? Le problème de la fiscalité n’est donc pas de diminuer les dépenses publiques, il est de trouver les moyens les plus astucieux et les plus simples de les augmenter. Mais alors, pourquoi tous nos voisins ont-ils choisi la voie inverse?
Deuxième présupposé. L’impôt n’est juste que s’il est progressif. En effet, adoptant la conception du Manifeste communiste de Marx, Piketty tient pour acquis que l’impôt ne sert pas tant à payer à leur juste prix les services rendus par l’État qu’à réduire les inégalités sociales. L’impôt pris au «riche» a pour seul but de le rendre plus pauvre. C’est un impôt sans contrepartie. Symétriquement, les «pauvres» ont le droit de recevoir de l’argent de l’État, non pas en échange d’un travail, mais simplement au titre d’une compensation de leur pauvreté relative. Spoliation d’un côté, assistanat de l’autre, voilà la justice. Rappelons que l’impôt progressif a été créé en France par les radicaux-socialistes inspirés par le solidarisme de Léon Bourgeois et le marxisme, deux variantes du socialisme. Il serait peut-être temps que les représentants de l’actuelle majorité adoptent une autre philosophie politique. Il est parfaitement conforme à la justice que l’impôt soit régressif, et même largement régressif, pour la bonne raison qu’il ne doit pas y avoir deux prix différents pour un même service. Si un cadre supérieur ou un entrepreneur reçoivent autant de services de l’État qu’un ouvrier ou un employé, pour quelle raison devraient-ils payer dix, vingt ou cent fois plus d’impôts? Bien entendu, leurs contributions doivent être supérieures à celles des contribuables moins aisés, puisque ceux qui consomment plus utilisent plus de services publics que ceux qui consomment moins (si j’ai deux voitures, j’use deux fois plus de routes que si je n’en ai qu’une seule). Mais ceci plaide pour un impôt proportionnel, et seulement jusqu’à un certain plafond. Le reste est pure spoliation et utopie révolutionnaire.
Troisième présupposé. La richesse des riches serait le fruit de l’«exploitation» des pauvres. Mais la science économique a montré que cette théorie de l’exploitation de l’homme par l’homme est absurde. L’économie n’est pas un jeu à somme nulle. L’immense croissance survenue depuis plus de deux siècles a créé des richesses ex nihilo, parce que la liberté économique a permis une meilleure division du travail, qui a elle-même rendu possible une multiplication des savoirs permettant d’exploiter la nature. Le capitalisme n’a donc pas réparti autrement les richesses, il a fait jaillir de terre des richesses qui, auparavant, n’existaient pas. Par conséquent, la richesse des riches n’a été volée à personne. Ils l’ont acquise parce qu’ils ont enrichi des consommateurs en leur fournissant des produits à des prix toujours plus bas, ce qui s’est traduit par une amélioration du niveau de vie de tous. Il est donc aussi immoral qu’économiquement suicidaire de briser cette logique des échanges par la spoliation fiscale.
Les conceptions de Thomas Piketty sont totalitaires. Elles sont caractérisées par un stupéfiant mépris de la propriété privée, du travail et de la liberté des gens. N’imagine-t-il pas qu’on impose les propriétaires d’un logement au prétexte que, ne payant pas de loyer, ils touchent l’équivalent d’un revenu, lequel doit être donc soumis à l’impôt? À ce régime, personne ne pourra plus rien posséder en France. De telles conceptions sont évidemment attentatoires aux droits de l’homme les plus élémentaires et menacent gravement le contrat social. Les parlementaires de la majorité qui ont paru leur prêter une oreille complaisante jouent avec le feu. Ils voudraient faire monter en flèche le Front national qu’ils ne s’y prendraient pas autrement.
Philippe Nemo, professeur de philosophie politique à l’ESCP Europe.
“Thomas Piketty est socialiste, il a été le conseiller économique de Ségolène Royal, et il est membre actif du PS.”
Soyons clair: aucun des auteurs de ce livre n’est ou n’a été, à aucun moment, membre du parti socialiste, ni d'ailleurs d'aucun autre parti politique. Nous sommes des chercheurs indépendants: nos publications scientifiques parlent pour nous. En tout état de cause, tenter de nous disqualifier avec de tels arguments augure mal de la suite de l'article: Philippe Nemo a probablement voté pour N. Sarkozy en 2007; pas nous; et alors? Cela rendrait tout débat impossible?
“(...) l’opération à grande échelle qu’il vient de lancer par un livre et un site Internet, qui visent à donner des justifications pseudo-scientifiques à une «révolution fiscale», entendez par-là à une nouvelle et drastique augmentation générale des impôts, (...)“
Nous proposons une reforme fiscale laissant parfaitement inchangé le taux de prélèvement obligatoire. Il est donc curieux de nous accuser de proposer une nouvelle et drastique augmentation générale des impôts.
Ceci est d'autant plus curieux que justement, quelques lignes plus loin, Philippe Nemo cite précisément notre livre où nous disons: «Pour l’essentiel, nous prenons comme donnés la structure des transferts et les dépenses publiques actuellement en vigueur en France et le niveau global des prélèvements obligatoires nécessaire pour les financer». Ou bien Philippe Nemo ne s'est pas relu, ou bien il a quelques problèmes de cohérence intellectuelle.
Il nous reproche par la même occasion de présupposer qu'il est "impossible et inopportun de réduire les dépenses publiques en France". Or nous ne présupposons absolument rien. Savoir quel est le niveau optimal de dépense publique est un débat en soi, complètement différent de celui traité par notre livre, mais sur lequel notre livre ne porte aucun jugement de principe.
Philippe Nemo nous reproche nos conceptions de la justice fiscale. Tant mieux. Les conceptions de justice sociale, et leur forte dimension normative, sont évidemment éminemment personnelles. Nous ne prétendons donc pas que nos conceptions de la justice fiscale doivent être partagées par tous. Chacun au contraire doit être libre de proposer un barème qui corresponde a ses propres critères de justice. C’est le but de notre site internet.